Cluny, le temps du souvenir et l’amorce des commémorations

Après l’effervescence révolutionnaire, et le grand mouvement destiné à balayer les restes de l’Ancien Régime, puis l’inventaire des ruines et les débuts de la préservation du patrimoine dès le milieu du XIXe siècle, vient le temps de la recherche de la mémoire perdue. C’est sur cette connaissance retrouvée que va s’appuyer la naissance des commémorations du XXe siècle.

En novembre 1849, l’Académie de Mâcon ouvre le bal en lançant un concours sur « l’influence de l’abbaye de Cluny sous le tripler apport religieux, intellectuel et politique » au XIe siècle.Ce concours marque un intérêt nouveau de l’Académie pour Cluny. Et dès décembre 1850, Fr. Cucherat est couronné par l’Académie de Mâcon pour son mémoire « Cluny au onzième siècle, son influence religieuse, intellectuelle et politique ». Ce texte est probablement publié en 1851. Le baron Isidore Taylor édite en 1863 le volume de ses « Voyages pittoresques et romantiques de l’ancienne France » consacré à la Bourgogne, et illustré par l’architecte dessinateur Emile Sagot. Les dessins de celui-ci constituent une précieuse documentation sur Cluny. C’est le signal de nombreuses publications. En 1866, un éditeur de Mâcon publie une « Histoire de l’Abbaye de Cluny » par Louis-Henry Champly, notaire à Cluny âgé de 32 ans ; elle sera rééditée en 1878 et 1930. En 1868, c’est au tour d’une monographie de Cluny Par Pignot. Mais en ces années de reconquête catholique de la France post révolutionnaire,c’est à l’histoire de l’Ordre et de l’Abbaye, et à la somme considérable de ses chartes sauvegardées que l’on s’intéresse.

Gravure d’après Emile Sagot pour les Voyages pittoresques et romantiques du baron Taylor

En effet, dès 1868, l’éditeur Auguste Bernard soumet au Comité des Travaux historiques son manuscrit sur le cartulaire de Cluny, travail qu’il avait entrepris en 1849. Devant l’ampleur du texte, le comité s’intéresse d’abord aux chartes antérieures à 987, et les publie en mai dans la collection des Documents inédits. Mais le 5 septembre, Auguste Bernard meurt, non sans avoir vu les premières épreuves du recueil. La source est d’importance, il faut l’exploiter. Le 1er février 1869, le Comité des Travaux historiques nomme par arrêté Alexandre Bruel (sorti en 1866 de l’Ecole des Chartes) pour prendre la succession d’Auguste Bernard. Anatole de Barthélémy l’assiste en tant que commissaire responsable. Le nouvel éditeur adopte pour règle de vérifier et compléter, en les collationnant de nouveau, toutes les copies de chartes faites par ou pour Auguste Bernard. Selon lui, « cela a permis d’améliorer notablement le texte d’un grand nombre d’actes et de relever des erreurs de lecture assez multipliées ». Mais l’intérêt pour une histoire plus générale persiste : en 1872, A. Penjon, professeur à la faculté de Lettres de Douai et ancien enseignant à l’Ecole de Cluny, publie une 1ère édition de « Cluny, la ville et l’abbaye ». Elle sera augmentée en 1884 de 28 dessins à la plume de P. Legrand, professeur de dessin à l’Ecole de Cluny.

L’immense travail de publication de l’imposante collection de chartes par Auguste Bernard, puis Alexandre Bruel, va se poursuivre de 1876 à 1903. Le tome I (802-954) est publié en 1876 ; le tome II (954-987) en 1880, et le tome III (988-1026) en 1884.

Cette même année, Léopold Delisle décrit et analyse le fonds de Cluny regroupé à la Bibliothèque nationale. Il publie ce travail sous le titre : « Inventaire des manuscrits de la Bibl.nat.fonds de Cluny ». En 1885, Elisée Reclus, géographe, accorde une place à Cluny dans sa « Nouvelle Géographie universelle ». En 1888, paraît le tome IV (1027-1090) du Recueil des Chartes de l’abbaye de Cluny. Le tome V (1091-1210) sort en 1894, le tome VI (1210-1300 en 1903. En novembre 1920, Alexandre Bruel, qui continuait malgré le manque de subsides à rédiger le tome VII (1300-fin du 18e), meurt avant d’avoir terminé sa tâche.

Elisée Reclus, auteur de la Géographie Universelle, par Nadar (non daté)

Le millénaire de Cluny, en 1910, va ouvrir une nouvelle période de publications connues de tous, dont le fameux « Cluni », ouvrage collectif accompagné de ses gravures, ou « Mon Vieux Cluny qui demeure » de Bruel. En 1913, Alfred Forest, Clunisois de cœur, esquisse une biographie du peintre Prud’hon, tentant d’attirer l’attention des habitants sur le peintre. Cette biographie contribuera probablement à l’installation du buste en bronze de l’artiste en 1923. Pierre Dameron, directeur de la Prat’s, rédige en 1926 « La vie d’une école ou les sentiments et impressions de son premier directeur ». Dans la collection Portrait de la France, Albert Thibaudet offre en 1928 son « Cluny ». L’année 1930 est riche : Léon Daclin, pharmacien à Cluny, membre de l’Académie de Mâcon, publie « Le Vieux Cluny –Echappée sur l’institution clunysienne », portant sur la fondation, un court profil de l’histoire de Cluny foyer de civilisation au Moyen-Age, son rôle intellectuel et social. C’est aussi l’année où le manuscrit de Benoît Dumolin est retrouvé par le comte Godefroy Leusse dans la bibliothèque de M. de Surigny, à Prissé.

Le buste de Prud’hon de 1923,
provisoirement installé au-dessus de la fontaine de la place de la Nation

Effet de la publicité apportée par les festivités du Millénaire en 1910, de nouvelles fées vont se pencher sur Cluny. Outre la redécouverte de la grande église abbatiale, c’est principalement sur la mise en valeur de Cluny, d’un point de vue touristique et patrimonial, mais aussi très largement sur l’histoire de l’Ordre Clunisien que vont se multiplier les publications de l’entre-deux guerres et de la période contemporaine. A suivre …

Cluny, et l’inventaire post révolutionnaire du début du XIXe siècle

A la dispersion du patrimoine de l’abbaye, à la destruction engagée de la Major Ecclesia qui fut plus grande d’un tiers que Notre-Dame de Paris, répond un goût nouveau pour la vieille pierre, le patrimoine, et l’Histoire. Dans cet esprit, la publication d’une importante iconographie, de l’inventaire des archives du passé, et d’une réflexion sur le rôle de l’Art et de la connaissance, s’épanouit dans les années 1820 et plus sûrement encore vers les années 1830. La vague du Romantisme alimente aussi tout un imaginaire autour du passé antique et aussi – une nouveauté – médiéval.

Dès 1810-1820, les artistes rendent compte des destructions et d’un certain goût de la « ruine », que l’on retrouve dans une lithographie de Lefèvre représentant l’abside de l’abbatiale en cours de destruction. La datation des œuvres s’appuie souvent sur l’état d’avancement des travaux de démolition constatés. Certaines sont datées, fort heureusement. Par exemple, le 18 octobre 1814, pour des dessins à la mine de plomb de Fabien Van Riesembourgh : dessin représentant la nef en ruine de l’église abbatiale dont les seconds collatéraux nord et sud subsistent encore en partie, dessin du narthex en ruine, vu de l’intérieur avec le vaisseau central du narthex disparu, ainsi que le haut de la tour Baraban sud, Baraban nord encore debout mais sans charpente, dessin de l’église abbatiale en ruine, vue du nord, où ne semblent subsister que quelques vestiges de la nef et des transepts. Vers 1814-1815, datation obtenue par comparaison avec les dessins de Fabien Van Riesambourg, une aquarelle de Melle de Reydellet montre également la nef de l’église en ruine. Une autre de la même artiste, datée au plus tard de 1818, montre le chœur également en ruine.

Aquarelle de Fabien Van Risembourgh

Dès cette époque, chroniqueurs locaux et archivistes s’activent. Comme on l’a déjà vu, Philibert Bouché de la Bertilière copie et remet en forme en 8 volumes, de 1815 à 1817, sa compilation manuscrite de la « Description historique et chronologique de l’abbaye, ville et banlieue de Cluny, depuis la fondation jusqu’en 1789 ». Il envoie son ouvrage à un ami, François Cornil de Sainte-Foy. En 1818, Jean-Baptiste Demiège, membre de l’Académie de Mâcon, et archiviste de la Préfecture, donne lecture à ses confrères d’une notice sur le voyage de Saint-Louis à Cluny et à Mâcon, précisant les causes de ce déplacement, censurant l’attitude des papes de cette époque, et soulignant l’état florissant de l’abbaye. Le texte sera naturellement publié dans les Annales de l’Académie. Cet ancien ingénieur des Ponts et Chaussées des Etats du Mâconnais publie probablement en même temps un texte intitulé « Description du mausolée du Duc de Bouillon déposé dans le rez-de-chaussée d’une des tours de la maison abbatiale de l’abbaye de Cluny ». L’émulation des érudits est grande, puisque le terme de « Roman » vient d’apparaître en 1818 sous la plume de l’archéologue Charles Duhérissier de Gerville, pour qualifier l’art antérieur à la construction des grandes cathédrales. Dans son esprit il s’agit de rapprocher la naissance de cet art avec l’apparition des langues issues du latin, ce qui va s’avérer faux en linguistique comme en archéologie. Philibert Bouché de la Bertilière meut à Cluny le 19 octobre de cette même année. Mais les artistes continuent leur œuvre de mémoire. En charnière des années 1818-1819 apparaît une aquarelle anonyme représentant l’abside en ruine de l’église abbatiale, conservée ultérieurement dans la collection Rambuteau. Dans ces mêmes années, une aquarelle de Melle de Reydellet montre à nouveau la nef de l’église abbatiale en ruine. La difficile datation de ces œuvres tient compte du fait que tous les clochers ont déjà disparu, excepté celui de l’Eau Bénite.

Aquarelle de Mlle de Reydellet

Les laïcs ne sont pas les seuls à faire œuvre de mémoire. Et pour cause, l’Eglise se lance à la reconquête d’un pays déchristianisé. L’évêque de Digne, Bienvenu de Miollis, publie en 1821 « La vie de saint Mayeul, abbé de Cluny, et patron de la ville de Valensole ». Les artistes, eux, poursuivent leur travail, et s’intéressent à la ville, qui avait gardé jusque-là un aspect majoritairement médiéval. Emile Sagot, architecte formé à l’Ecole des Beaux-Arts de Paris, exécute dans les années 1830 des dessins offrant une documentation précise sur l’état de plusieurs rues et place de Cluny, avant la destruction des maisons qui les bordaient. Ils fourniront ultérieurement la base de lithographies et gravures qui révélèrent les demeures médiévales de Cluny. Brunet, professeur de dessin au collège installé dans l’aile sud de l’abbaye, publie vers 1834 un dessin de de la façade XVIIIe de l’abbaye gravé par Béraud, témoignant de l’état de l’abbaye au lendemain de l’arrêt de sa démolition. En 1835, c’est une lithographie de Bizard représentant la Porte de la Chanaise, puis en 1837 une gravure de Nyon d’après un dessin de Pernot de la même la Porte. De nombreuses lithographies à partir des dessins d’Emile Sagot circulent dès 1838, représentant une vue générale de l’église et des portes de l’abbaye, la chapelle Jean de Bourbon… Pendant que P. Lorain, professeur de droit à l’Université de Dijon, publie en 1839 une « Histoire de l’abbaye de Cluny ». L’architecte Aymar Verdier exécute sur le terrain à partir de 1846 des dessins des maisons de Cluny dont une célèbre aquarelle représentant « la tour Fabry ». Il mettra au net ces dessins sur des planches aquarellées en 1850. Cette même année, Jean-Claude Barat tente dans un dessin de restituer les volumes disparus et encore debout de l’abbatiale Cluny III ; dessin conservé à la Bibliothèque municipale de Nevers.

Dessin de Brunet représentant le collège et la façade XVIIIe siècle de l’abbaye

L’Histoire de Cluny elle-même voit des fées se pencher sur elle et sur ses archives. En 1849, après la publication des cartulaires de Savigny et d’Ainay, Auguste Bernard, intrépide éditeur de textes, décide de publier de façon scientifique les cartulaires de Cluny. Il pense ne disposer que des copies de Lambert de Barive, et des rares originaux conservés aux Archives de Saône et Loire et à la Bibliothèque nationale. Sa transcription presque terminée, il découvre qu’outre les cartulaires, Cluny dispose de certaines chartes originales. Il entreprend de rassembler toutes les chartes dont il connaît la teneur, et de les classer par ordre chronologique. En novembre de cette année 1849, l’Académie de Mâcon lance un concours sur le thème de « l’influence de l’abbaye de Cluny sous le triple rapport religieux, intellectuel et politique » au XIe siècle. Ce concours marque un intérêt nouveau de l’Académie pour Cluny. En décembre 1850, l’abbé Fr. Cucherat, jeune vicaire de Marcigny, vainqueur du concours de l’Académie de Mâcon, remporte une médaille d’or gravée à son nom, et un prix de 300 francs, somme importante pour l’époque. Il s’est inspiré du cartulaire et de 2 chartes (1172 et 1180) retrouvées par lui de saint Hugues (Hugues de Semur, abbé de Cluny). L’Académie décide de publier son mémoire vers 1851, sous le titre « Cluny au onzième siècle, son influence religieuse, intellectuelle et politique ».

Mais l’apothéose de cette « renaissance » s’inscrira dans la parution en 1854 du « Dictionnaire de l’architecture » de Viollet-le-Duc, qui pose un peu Cluny comme la fondatrice de la civilisation européenne.

La deuxième partie, du XIXe s’annonce tout aussi riche, avec une société en expansion sous le Second Empire …

Gérard Thélier, Historien

Cluny, auteurs et manuscrits au siècle des Lumières …

Au XVIIIe siècle,on écrit beaucoup à Cluny, mais aussi sur Cluny. Textes religieux, récits de voyages, pamphlets, mémoires, ouvrages historiques ou scientifiques, montrent l’explosion d’une pensée philosophique et scientifique très intense.Curieusement, la ville n’abrite guère de poètes, de littéraires ou d’hommes de théâtre. Le poids de l’abbaye sans doute, qui occupe le devant de la scène au début du siècle …

Et justement, en 1704, le frère Jean Baptiste réalise à l’abbaye un Grand Antiphonaire des fêtes solennelles, dont la bibliothèque de Cluny s’enorgueillit encore… Dom Claude de Vert, qui fut trésorier puis vicaire général de l’abbaye, publie entre 1706 et 1713 à Paris une « Explication simple, littérale et historique des cérémonies de l’Eglise » en 4 volumes. En 1706 également, on peut noter la rédaction et publication à Paris par dom Marin, partisan du cardinal de Bouillon, d’un « Mémoire pour servir à l’établissement de la jurisdiction des abbez généraux de Cluni sur tout l’Ordre de Cluni, avec le recueil des Titres et pièces justificatives de l’Exercice de cette jurisdiction ».

Ce XVIIIe siècle s’ouvre au goût des voyages et nous offre des sources inimitables de descriptions. Dom Martène et Dom Durand publient en 1717 le « Voyage littéraire de 2 bénédictins de la congrégation de Saint-Maur », décrivant entre autres l’église Saint-Pierre-le-Vieil (Cluny II). L’année suivante, le père Hélyot d’une Histoire des ordres monastiques, dans laquelle il s’attarde en « historien du temps présent » sur les 2 observances de l’Ordre de Cluny, consacrant un chapitre spécifique à l’étroite observance. Dans l’abbaye même, le début vers 1727 des démolitions de Notre-Dame-du-Cimetière, Saint-Pierre-le-Vieil et même du cloître, est évoqué dans un mémoire « pour servir à l’histoire de l’ordre » écrit dans la première partie du 18e (il s’arrête à 1757/58), « à l’occasion des nouveaux bâtiments de l’abbaye qui furent commencés alors ». En 1733, est publié chez Symon (imprimeur) un nouveau Missel de Cluny enrichi de gravures, ordonnée par le chapitre général de l’Ordre, suivi en 1734 d’un Processionale monasticum à l’usage de l’Ordre de Cluny.

Ouvrage de la bibliothèque de l’abbaye, marqué du sceau de la stricte (ou nouvelle) observance, qui finira par l’emporter au sein de l’Ordre.

L’affaire troublante des méfaits présumés de l’abbé Claude de Guise, largement abordé dans l’article précédent, mit du temps à s’éteindre. En 1743, la parution d’une 1ère édition des « Mémoires de Condé servant d’éclaircissement et de preuves à l’histoire de Mr de Thou »relança la polémique et sera suivi en 1745 d’une nouvelle édition des« Mémoires de Condé servant d’éclaircissement et de preuves à l’histoire de Mr de Thou ».  La table des textes contenus dans cette nouvelle édition comprend en 2e partie une reprise du texte de 1581 dit de Dagoneau avec un rajout dans le titre : « … jusqu’à la mort du cardinal de Lorraine,qu’il empoisonna… » ; nommant également comme victimes la reine Jeanne de Navarre et le roy Charles IX. Ce texte est précédé d’une« longue et violente Epitre à Henri duc de Guise, pair et grand Maître de France » sans doute repris de l’Epistre publié en 1588 par l’avocat Gilbert Regnault. Suivait également une « Lettre du cardinal de Pellevé à Domp Claude de Guise sur ses déportemens ».

Abbé Claude de Guise

Les savants et érudits ne sont pas en reste. De 1749 à 1778, le clunisois Benoît Dumolin, médecin de l’abbaye (1739-1790), relate dans un manuscrit ce qu’il intitule « Description historique et topographique de la ville, abbaye et banlieue de Cluny », véritable mine de renseignements. Botaniste émérite, il envoie entre autres en 1775 à l’Académie de Dijon – dont il est membre – un exposé sur une nouvelle classification des plantes basée sur le couronnement des pédoncules. Il élargira ensuite cette classification, portant d’abord sur l’environnement de Cluny, à toute la Flore, y compris les plantes exotiques, avec onze classes et de nombreuses subdivisions. Sur un autre registre, notons le passage à Cluny en août 1788 de Joseph de Berchoux (1760-1838), poète et humoriste français. Il accompagne son oncle abbé de La Charité sur Loire, venu depuis Paris pour accompagner le cardinal Dominique de La Rochefoucauld, l’abbé de Cluny. Il goûte en connaisseur la cuisine raffinée de l’abbaye lorsqu’elle reçoit. Historien et sociologue, il sera l’inventeur du mot « gastronomie », en publiant sous ce titre un poème badin en 1801.

Philibert Bouché de la Bertilière, autre érudit, démarre probablement en 1787 son ouvrage « Description historique et chronologique de la ville et banlieue de Cluny, depuis leur fondation jusqu’en 1789 ».

Une première version manuscrite en 2 volumes, datée de 1792, est aujourd’hui détenue par la Bibliothèque Nationale. Rare témoin de la Révolution à Cluny, il rédige le 15 janvier 1789 un texte intitulé « Le patriotisme des citoyens de Cluny démenti par les faits », paginé 1 à 8. Le 29 janvier, il écrit pour faire suite à ce texte une lettre en commentaire à l’assemblée générale du 18 janvier, texte paginé de 8 à 18. Fin 1789, il rédige une histoire des brigandages et brûlements de châteaux. La période de 1793 à 1811 apparaît comme principale dans la rédaction finale du manuscrit de Philibert Bouché de la Bertilière, « Description historique et chronologique de la ville et banlieue de Cluny », qui comprend 8 volumes. De 1815 à 1817, une copie au moins en est faite, et remise en ordre par l’auteur. Il envoie son ouvrage à un ami, François Cornil de Sainte-Foy. Cet exemplaire est aujourd’hui conservé à Cluny.

Le XIXe siècle s’annonce. C’est le siècle de la reconnaissance du patrimoine, du goût de l’Histoire, du Romantisme, de l’inventaire et de la conservation. Mais ceci est une autre histoire, que vous retrouverez le mois prochain.

Gérard Thélier, Historien

Cluny, puis vint l’imprimerie …

Je vous annonçais dans le précédent article que le XVe siècle allait nous apporter un autre grand bouleversement … Ce bouleversement, c’est l’invention par Johannes Gensfleisch de l’imprimerie, et des caractères en plomb qui permettent la composition. Né à Mayence, il a ajouté à son nom Zum (de) Gutenberg, sous lequel il est plus connu. Il travaille à mettre au point son procédé et introduit la presse à imprimer qui permet une impression uniforme et rapide. Le premier livre européen réalisé par Gutenberg, avec des caractères mobiles est la grammaire latine de Donatus, en 1451.

L’invention de l’imprimerie, gravure d’époque reproduite au 19e

L’imprimerie n’apparaît à Cluny qu’en 1493, avec Michel Wensler, venu de Bâle, qui imprime sur place un missel incunable (c’est-à-dire imprimé avant 1500), le « Missale Cluniacense », aujourd’hui conservé à la bibliothèque du Musée, ainsi qu’un Bréviaire de ce millésime. 

Grâce au procédé, la diffusion de l’écrits’emballe. En 1497, Jean Raulin (1443-1514), célèbre prédicateur français venu à la vie religieuse en 1479, se retire à l’abbaye de Cluny, où il applique la réforme voulue par l’abbé de Cluny, cardinal d’Amboise. Il écrit ses épîtres dans le recueillement de sa cellule. C’est à Raulin que La Fontaine a emprunté le sujet des « Animaux malades de la peste ». 

Suivra la rédaction du « Chronicon Cluniacense » par le grand prieur de l’abbaye,François de Rivo, agissant à la demande de l’abbé Jacques d’Amboise.

La Renaissance est là ! Antoine Du Moulin, natif de Cluny, poète, ancien valet de chambre de la reine de Navarre (sœur de François 1er), publie plusieurs ouvrages, entre autres chez les marchands-imprimeurs de Lyon. Le deuxième Missel typographié à Cluny est imprimé en 1553. Guillaume des Autels, juge-mage de la cité, qui fut l’un des sept de la Pléiade de 1553 à 1555, s’essaie à écrire sur le mode de Rabelais de truculents récits. Il est parent et ami de Pontus de Tyard. Après l’assassinat du duc de Guise en 1563,Guillaume des Autels écrit l’une de ses dernières œuvres connues, un sonnet dans lequel il présente le duc défunt comme « le dixième des Preux ». Mais l’affaire qui va faire couler beaucoup d’encre dans cette époque de Guerres de religion est à venir !

En 1581 paraît la première édition de « Légende de Domp Claude de Guyse, abbé de Cluny. Contenant ses faits & gestes, depyuis sa nativité jusques à la mort du Cardinal de Lorraine, & des moyens tenus pour faire mourir le Roy Charles Neuvième, ensemble plusieurs Princes, grands seigneurs & autres,durant ledit temps » par Jean Dagonneau (Dagoneau), fermier de l’abbaye et protestant. C’est un “Violent pamphlet contre Claude de Guise” (Clouzot). Comme le rapporte le bibliothécaire Charles Weiss dans la Biographie universelle (1849), le présent texte fut attribué par l’historien de Thou à Jean Dagonneau. 

Néanmoins l’abbé Philibert Papillon, dans sa Bibliothèque des auteurs de Bourgogne, préféra avancer le nom de Gilbert Regnault, l’ami de l’auteur. Outre la querelle de la paternité de cet ouvrage, de Thou et Agrippa d’Aubigné en signalèrent une édition de 1574 sous le titre de « Légende de Saint-Nicaise » et dont le contenu était similaire. Le changement de titre s’expliquait par le fait qu’à cette date Claude de Guise était abbé de Saint-Nicaise à Reims. 

Marie Stuart

Par la suite, les Guises ayant réussi à supprimer les exemplaires de cette parution, ces derniers devinrent d’une insigne rareté, ce qui fit considérer l’édition de 1581 comme étant la première. Ce texte virulent traitait sans ménagement Claude de Guise, car ce “bâtard”, ce”bougre”, ce “larron” a perpétré “plusieurs larcins,volleries, sacrilèges, meurtres, empoisonnements, sodomies, fausse monnaie et autres crimes et horribles délits”. Quelques années plus tard (1589), Michelde Guttery, né à Cluny, ami de Guillaume des Autels, qui fut médecin de l’abbé Charles de Lorraine, et dont la famille sert depuis longtemps la famille de Guise, écrira une vie de Marie Stuart. Il faut dire que Marie était la petite fille du premier duc de Guise, Claude de Lorraine et la nièce de François de Guise et de l’abbé Claude de Guise (frère bâtard de François) …

Le XVIIe siècle qui peine à sortir des affres des Guerres de Religion, foisonne de publications religieuses. En 1614, dom Martin Marrier, Bénédictin de Saint-Martin-des-Champs, édite, avec l’aide d’André Duchesne, historien tourangeau, la Bibliotheca Cluniacensis, réunissant privilèges, bulles pontificales, textes théologiques et littéraires, et quelques chartes et diplômes choisis pour leur intérêt historique. La publication est vite épuisée, et l’on pensera maintes fois à la compléter et la rééditer. L’auteur développe un imaginaire de Cluny, marquant ainsi son intérêt pour les anciennes institutions. 1680 ou 1686 : Dom(Paul) Rabusson et Dom (Claude) de Vert publient avec l’aval de l’abbé cardinal de Bouillon le Breviarium Cluniacense(Bréviaire de Cluny), qu’ils ont écrit ensemble à partir de 1676. Il s’inscrit dans la volonté de l’abbé d’uniformiser les pratiques liturgiques. Le XVIIIesiècle va bientôt s’ouvrir au goût des voyages et nous offrir des sources inimitables de descriptions.

Mais ceci vous sera conté le mois prochain !

Frontispice de la « Bibliotheca cluniacensis », 1614

Gérard Thélier, Historien

Cluny, au commencement était l’écriture …

Cluny est restée grande par la magie de l’écriture. Elle a fait couler beaucoup d’encre, et de multiples façons. L’abbaye dans un premier temps, qui enregistrait des chartes de toutes natures, copiait de nombreux manuscrits, traduisait, et s’exprimait dans de nombreux ouvrages pour porter sa parole et ses combats. Le tour de la ville viendra plus tard, à la mesure du rayonnement de l’abbaye, et l’on peut labourer sans fin sans jamais parvenir à la cerner l’infinie littérature inspirée par le destin de l’une et de l’autre.

L’abbaye règne d’abord sur l’écriture, puisqu’elle maîtrise le latin et monopolise l’enseignement. Elle pose d’emblée son rôle de réformatrice. Dès 926, Odon, futur abbé, rédige à Baume-les-Messieurs, à la demande de Bernon, premier abbé de Cluny, ses Conférences destinées à l’évêque de Limoges. Il y dénonce la violence, la cruauté, les abus et usurpations des puissants, mais aussi les dérèglements des clercs et des moines.

Odon, devenu abbé, a apporté avec lui les livres qui fondent la bibliothèque de l’abbaye. Le scriptorium, lieu dédié aux moines copistes, se situe probablement, dans ce monastère de taille encore modeste, dans l’aile nord du cloître, là où l’archéologue Conant l’avait d’ailleurs imaginé. Il produit déjà de nombreuses chartes et copies d’ouvrages classiques ou religieux, mais la décoration n’est pas encore de mise, et l’enluminure ne se développera qu’à partir de l’an Mil. 

Pour conforter le statut des abbés, une pratique s’instaure pour en faire des saints. Vers 945 ou 950, l’italien Jean de Salerne, disciple d’Odon, compose la Vita Odonis ou vie de saint Odon. En 1031 ou 1033, l’abbé Odilon élabore un récit de la vie de Mayeul, son prédécesseur : la Vita Maioli. Vers 1050, le moine Jotsald rédige une « Vie de saint Odilon ». Et vers 1120, le moine Gilon écrit une biographie d’Hugues de Semur, la Vita sancti Hugonis, dans laquelle il mentionne Gunzo, moine inspirateur par son rêve de la construction de Cluny III.

Dès 1031 ou 1033, Raoul Glaber, moine de Cluny, fait part dans sa « Chronique de l’An Mil » de l’épouvantable famine qui frappa la Bourgogne, et donne des exemples d’anthropophagie proches de la ville. Il terminera en 1148 à Cluny ses « Histoires », Histoire universelle dédiée à l’abbé Odilon. 

Non contents de porter la réforme des monastères, les abbés luttent contre les hérésies. Dans les années 1138 à 1141, l’abbé Pierre le Vénérable compose le Contra petrobusianos, traité contre les Pétrobusiens, dénonçant les erreurs du prédicateur Pierre de Bruys.

A cette époque (1140), un certain Aymeri Picaud écrit à Cluny le « Guide du pèlerin », décrivant quatre routes menant à Compostelle (et ne passant pas par Cluny …), avec de nombreux conseils pratiques, coutumes à observer et lieux à visiter.

Guide du Pélerin

L’abbé recueille à l’abbaye Abélard, dont l’histoire d’amour avec Héloïse a fait elle aussi couler beaucoup d’encre. Maître en dialectique et en théologie, Pierre Abélard est en particulier connu pour son « dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien », mais aussi pour sa correspondance avec Héloïse. 

En 1141, au cours d’une mission d’inspection en Espagne, l’abbé Pierre le Vénérable confie à son secrétaire, Pierre de Poitiers, la coordination d’une équipe pour traduire le Coran en latin. Action identifiée aujourd’hui par certains comme œuvre de conciliation, mais qui servira en fait à la rédaction par Pierre le Vénérable en 1155 du traité Contra sectam Sarracenorum (Contre la secte des Sarrasins).Vers 1143-1144, Pierre le Vénérable rédige l’Adversus Iudeos (Contre les Juifs), puis de 1145 à 1156 un recueil de récits et miracles exaltant les moines de Cluny : le De Miraculis. Mais déjà, le pouvoir de Cluny est contesté et vers 1155, le moine Idung s’en prend aux usages clunisiens avec son Dialogus duorum monachorum (Le Dialogue entre deux moines), texte tardif de la controverse entre Cluny et Cîteaux. 

Dès la fin du XIIe siècle, des scribes laïcs viennent déjà épauler les moines dans les villes. Mais leur existence reste à prouver à Cluny. Ils annoncent un grand changement, la laïcisation de l’écriture. Certains auteurs commencent à rédiger dans leur langue maternelle, pour un public élargi, instruit, mais qui ne connaît pas le latin. Les sujets se diversifient, en philosophie, mathématiques, logique, astronomie. Bientôt apparaîtront des manuels de médecine, et aussi des romans ! Dans le Clunisois, seule la figure d’un poète apparaît, dans les toutes premières années du XIIIe siècle : Hugues de Berzé écrit un sermon moralisateur, la « Bible au seigneur de Berzé », poème révélant certains traits de la mentalité seigneuriale, mais également porteur de tous les lieux communs de la littérature chevaleresque de l’époque. Dans ce même temps, les universités laïques vont apparaître, tandis que dans les années 1260 l’abbé Yves 1er de Vergy établit le collège de Cluny dans l’une des maisons jouxtant les thermes antiques, rue de la Harpe, sur la montagne Sainte-Geneviève à Paris. Le collège est pourvu d’une trentaine de bourses. 

Le XVesiècle va bientôt nous apporter un autre grand bouleversement, mais ce sera dans le prochain épisode !

Gérard Thélier, Historien

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