Cluny, au commencement était l’écriture …

Cluny est restée grande par la magie de l’écriture. Elle a fait couler beaucoup d’encre, et de multiples façons. L’abbaye dans un premier temps, qui enregistrait des chartes de toutes natures, copiait de nombreux manuscrits, traduisait, et s’exprimait dans de nombreux ouvrages pour porter sa parole et ses combats. Le tour de la ville viendra plus tard, à la mesure du rayonnement de l’abbaye, et l’on peut labourer sans fin sans jamais parvenir à la cerner l’infinie littérature inspirée par le destin de l’une et de l’autre.

L’abbaye règne d’abord sur l’écriture, puisqu’elle maîtrise le latin et monopolise l’enseignement. Elle pose d’emblée son rôle de réformatrice. Dès 926, Odon, futur abbé, rédige à Baume-les-Messieurs, à la demande de Bernon, premier abbé de Cluny, ses Conférences destinées à l’évêque de Limoges. Il y dénonce la violence, la cruauté, les abus et usurpations des puissants, mais aussi les dérèglements des clercs et des moines.

Odon, devenu abbé, a apporté avec lui les livres qui fondent la bibliothèque de l’abbaye. Le scriptorium, lieu dédié aux moines copistes, se situe probablement, dans ce monastère de taille encore modeste, dans l’aile nord du cloître, là où l’archéologue Conant l’avait d’ailleurs imaginé. Il produit déjà de nombreuses chartes et copies d’ouvrages classiques ou religieux, mais la décoration n’est pas encore de mise, et l’enluminure ne se développera qu’à partir de l’an Mil. 

Pour conforter le statut des abbés, une pratique s’instaure pour en faire des saints. Vers 945 ou 950, l’italien Jean de Salerne, disciple d’Odon, compose la Vita Odonis ou vie de saint Odon. En 1031 ou 1033, l’abbé Odilon élabore un récit de la vie de Mayeul, son prédécesseur : la Vita Maioli. Vers 1050, le moine Jotsald rédige une « Vie de saint Odilon ». Et vers 1120, le moine Gilon écrit une biographie d’Hugues de Semur, la Vita sancti Hugonis, dans laquelle il mentionne Gunzo, moine inspirateur par son rêve de la construction de Cluny III.

Dès 1031 ou 1033, Raoul Glaber, moine de Cluny, fait part dans sa « Chronique de l’An Mil » de l’épouvantable famine qui frappa la Bourgogne, et donne des exemples d’anthropophagie proches de la ville. Il terminera en 1148 à Cluny ses « Histoires », Histoire universelle dédiée à l’abbé Odilon. 

Non contents de porter la réforme des monastères, les abbés luttent contre les hérésies. Dans les années 1138 à 1141, l’abbé Pierre le Vénérable compose le Contra petrobusianos, traité contre les Pétrobusiens, dénonçant les erreurs du prédicateur Pierre de Bruys.

A cette époque (1140), un certain Aymeri Picaud écrit à Cluny le « Guide du pèlerin », décrivant quatre routes menant à Compostelle (et ne passant pas par Cluny …), avec de nombreux conseils pratiques, coutumes à observer et lieux à visiter.

Guide du Pélerin

L’abbé recueille à l’abbaye Abélard, dont l’histoire d’amour avec Héloïse a fait elle aussi couler beaucoup d’encre. Maître en dialectique et en théologie, Pierre Abélard est en particulier connu pour son « dialogue entre un philosophe, un juif et un chrétien », mais aussi pour sa correspondance avec Héloïse. 

En 1141, au cours d’une mission d’inspection en Espagne, l’abbé Pierre le Vénérable confie à son secrétaire, Pierre de Poitiers, la coordination d’une équipe pour traduire le Coran en latin. Action identifiée aujourd’hui par certains comme œuvre de conciliation, mais qui servira en fait à la rédaction par Pierre le Vénérable en 1155 du traité Contra sectam Sarracenorum (Contre la secte des Sarrasins).Vers 1143-1144, Pierre le Vénérable rédige l’Adversus Iudeos (Contre les Juifs), puis de 1145 à 1156 un recueil de récits et miracles exaltant les moines de Cluny : le De Miraculis. Mais déjà, le pouvoir de Cluny est contesté et vers 1155, le moine Idung s’en prend aux usages clunisiens avec son Dialogus duorum monachorum (Le Dialogue entre deux moines), texte tardif de la controverse entre Cluny et Cîteaux. 

Dès la fin du XIIe siècle, des scribes laïcs viennent déjà épauler les moines dans les villes. Mais leur existence reste à prouver à Cluny. Ils annoncent un grand changement, la laïcisation de l’écriture. Certains auteurs commencent à rédiger dans leur langue maternelle, pour un public élargi, instruit, mais qui ne connaît pas le latin. Les sujets se diversifient, en philosophie, mathématiques, logique, astronomie. Bientôt apparaîtront des manuels de médecine, et aussi des romans ! Dans le Clunisois, seule la figure d’un poète apparaît, dans les toutes premières années du XIIIe siècle : Hugues de Berzé écrit un sermon moralisateur, la « Bible au seigneur de Berzé », poème révélant certains traits de la mentalité seigneuriale, mais également porteur de tous les lieux communs de la littérature chevaleresque de l’époque. Dans ce même temps, les universités laïques vont apparaître, tandis que dans les années 1260 l’abbé Yves 1er de Vergy établit le collège de Cluny dans l’une des maisons jouxtant les thermes antiques, rue de la Harpe, sur la montagne Sainte-Geneviève à Paris. Le collège est pourvu d’une trentaine de bourses. 

Le XVesiècle va bientôt nous apporter un autre grand bouleversement, mais ce sera dans le prochain épisode !

Gérard Thélier, Historien

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